Prologue

Obscurité. Froid. Faim.

Ce sont les seules informations que je reçois alors que je m’éveille de ce long sommeil. Mes souvenirs sont en lambeaux, mes sens primaires engourdis et réduits à leurs fonctions basiques.

Je patiente.

La faim me dévore, m’affaiblit, laisse le froid pénétrer le moindre interstice de mon être, mais elle active en partie mes souvenirs. Je sais comment me nourrir désormais. Mes sens se déploient vers les profondeurs de la Terre. Par leur intermédiaire, je détecte une source d’énergie. Mobilisant toute ma volonté, je me glisse entre les anfractuosités de la roche jusqu’à un lac de feu. Je m’y vautre avec délice et m’ouvre à la volupté de cette chaleur bienveillante ; enfin, je peux y satisfaire mes besoins primordiaux.

Mes créateurs ont choisi avec sagesse mon lieu d’éveil. Je m’y développe avec harmonie, gagnant en vigueur et en autonomie. Pourtant, un vide apparaît en moi. Une faim différente, une nécessité vitale. C’est le murmure, là-haut, qui l’a fait naître.

J’entreprends mon ascension, avec prudence, vers ce bruit qui m’attire sans que j’en devine la raison. La composition de la roche évolue, les odeurs également. L’atmosphère perd son goût minéral, devient piquante. Le monde change de couleur : d’un noir d’encre, il pâlit en un bleu nuit, puis en un gris sombre. Lorsque j’émerge, une sensation douloureuse m’accueille. Je fouille dans mes mémoires. Pluie. Vent. Il s’agit d’intempéries fréquentes à cet endroit de la surface. Un nom surgit en moi. Terre de glace.

Je joue un long moment avec le vent. Les parfums multiples me ravissent et m’émerveillent. Je m’aventure toujours plus loin, ma faim se manifeste à nouveau, car le murmure se révèle une tentation trop forte. Je me déploie dans les strates du ciel. Mes sens s’affinent. Le bruit se modifie avec subtilité, se transforme en émotions, en pensées, données en toute liberté, mais qui ne m’assouvissent que temporairement. Je me concentre. Certaines psychés semblent, plus riches, plus flamboyantes. Elles me comblent. Il me faut à tout prix en trouver d’autres. Je me dirige vers des contrées de plus en plus vertes et m’ouvre aux pensées des flamboyants rencontrés au fil de mes pérégrinations.

Ma félicité est de courte durée. Alors que je plane avec insouciance au-dessus de forêts de conifères, l’air vibre d’une manière malsaine, puis la soudaine détresse de milliers d’âmes me submerge, me noie. Je tente de me soustraire aux images terrifiantes. En vain. Les scènes cruelles s’imposent à moi : celles de charniers recouverts de cendres grasses, de bourreaux dont la jouissance à tuer souille mon être. Des noms mystérieux tourbillonnent vers moi portés par une douleur infinie : Auschwitz-Birkenau, Sobibor, Belzec. Mes sens se rétractent, brûlés à vif. Je fuis vers le soleil levant, verrouille mon esprit pour ne plus voir les visages et les silhouettes émaciés.

Que s’est-il produit sur ces terres ? Je n’ose me connecter à cette humanité, pourtant si prometteuse avec ses flamboyants, de crainte de subir de nouvelles blessures psychiques. Les territoires que je découvre sont ravagés par la guerre. Où que ma vision se porte, je n’aperçois que champs calcinés, cités détruites ou forêts réduites à des souches d’arbres fumantes.

Puis le vent m’apporte une réponse. Tenue. Fragile. Je dois continuer, ignorer le chaos qui règne à la surface. Un archipel d’îles déchiquetées par un volcanisme ancien et entourées d’une vaste mer se dresse devant moi. Des particules scintillantes d’énergie virevoltent dans les airs, me traversent. Une part de moi les analyse. Césium et iode radioactif.

Je veux savoir. Je remonte à la source des particules et arrive sur une ville dévastée, empreinte des cris et des plaintes de survivants aux corps martyrisés. Une pluie sombre tombe sur les décombres. Une pen- sée fragmentaire vole vers moi, je la saisis, l’examine. « Hiroshima ». Je ne comprends pas, la douleur présente sature mes sens, me brûle à mon tour, m’asphyxie. Soudain, une explosion de lumière blanche brise la ligne de l’horizon, soulève la Terre en un immense nuage de poussières qui s’élève vers le ciel. Une brise chaude naît du sud, porteuse de poisons.

Je fuis. Je retourne à mon lieu d’éveil. Les particules scintillantes m’ont fourni les réponses. Ceux doués de sapience sur cette planète possèdent le pouvoir de détruire à grande échelle. Bientôt, leur technologie leur donnera la capacité de semer la mort ailleurs.

Ma nature, ma mission me sont révélées. Un compte à rebours interne s’enclenche. Je dois prendre des forces, croître encore plus, faire venir à moi les psychés lumineuses, les flamboyants. Tant de choses à accomplir, et si peu de temps pour les réaliser. Impossible d’y déroger ou de faillir. Mes créateurs ne le permettraient pas.