Chapitre 1

La rame de métro freina dans un crissement aigu. Arrêt Stalingrad. Paul descendit sur le quai. Ce n’était pas la grande affluence. À 6 h 30 du matin, la ligne deux Nation-Porte Dauphine demeurait peu fréquentée. Seule une vingtaine de passagers se dirigèrent vers le couloir interminable qui desservait l’avenue de Flandre. Paul hésita à les suivre. L’odeur aigrelette d’urine l’assaillit. Les murs sales se refermèrent sur lui, menaçants. De l’air ! Il avait besoin de respirer. Il tourna les talons, gravit l’escalier aussi rapidement que l’autorisait sa hanche douloureuse et se retrouva sur le boulevard de la Villette.

Le bruit de la ville le heurta de plein fouet. Des scooters, des mobylettes passèrent devant lui dans un grondement de moteur débridé. Le jour se levait et parait d’une lumière sinistre l’hyperstructure métallique du métro aérien. Il releva le col de sa veste en jean, rajusta les bretelles de son sac à dos et remonta le boulevard en direction de l’avenue de Flandre. Les trottoirs jonchés de déchets et les façades délabrées des immeubles accrochèrent son regard. Le dix-neuvième arrondissement était encore moins reluisant que dans ses souvenirs. Les émanations piquantes de gasoil et d’essence se mélangeaient à celles des déjections canines. Étrange que la puanteur des lieux l’agresse autant. Six années à couvrir les conflits de par le monde l’avaient habitué à vivre à la dure. Les désagréments du quotidien des Parisiens n’étaient rien à côté. Et au moins ici, un tir de Kalachnikov ne le jetterait pas à terre, la hanche et le bassin brisés. Paris n’avait plus été la cible d’attentats depuis 2019.

Sa boiterie s’accentua tandis qu’il parvenait à hauteur des locaux de la CRAMIF. Il encaissait mal la fatigue d’une nuit trop courte, passée à ressasser. À comprendre comment il en était arrivé là, alors qu’il ne devait réaliser qu’un reportage sur des SDF exilés près de l’aéroport du Bourget, une pige acceptée pour mettre du beurre dans les épinards. Un homme détonnait parmi le groupe, ça l’avait intrigué. Grand, musclé, rayonnant de vitalité et de force retenue dans ses mouvements, il ne présentait aucun point commun avec ses compagnons de misère. Ses vêtements paraissaient de bonne facture. Même son odeur était différente : il n’était pas encore imprégné des relents d’une vie dans la rue. Paul l’avait interrogé, curieux des lunettes de soleil qu’il portait malgré la nuit, de ses joues fraîchement rasées. Il voulait connaître son parcours, s’il avait de la famille, des amis, ce qui l’avait conduit à se joindre à ces clodos endurcis. L’individu s’était terré dans un silence hostile. Paul avait juste appris, d’un SDF de la bande, son nom : Frederiechsen. Tous les soirs, il avait retrouvé le petit groupe pour l’interviewer avant que le vin de mauvaise qualité ne l’ait trop imbibé. Frederiechsen écoutait, mais ne parlait pas. Paul le surveillait du coin de l’œil, intrigué par ses gestes brusques et saccadés, ses chuchotements intempestifs, ses crises de larmes. Un doux dingue, avaient expliqué ses compagnons.

Un fou… sauf que l’instinct de Paul lui avait soufflé que l’homme était autre chose.

Il leva la tête vers une plaque d’immeuble. 23. Frederiechsen possédait un logement un peu plus haut situé au numéro 76, comme il l’avait découvert la veille à sa grande surprise. Alors qu’il discutait avec un SDF d’une cinquantaine d’années, Frederiechsen s’était approché et lui avait demandé d’une voix rauque de le ramener à Paris. Son attitude demeurait calme. Paul avait accepté, poussé par la curiosité, celle qui lui avait fait parcourir le monde entier. Le trajet lui permettrait de lui soutirer des informations.

Il n’avait pas eu à forcer son talent. Sur le chemin du retour, à peine sollicité, Frederiechsen lui avait raconté une histoire extraordinaire de mutants génétiques, d’entité extra-terrestre, de ville souterraine. Paul, embarrassé par la logorrhée, ne l’avait ni contredit ni interrompu, pour ne pas l’énerver. Instinct journalistique, tu parles ! La prochaine fois, il éviterait le tête-à-tête dans sa voiture avec un schizophrène en plein délire.

Paul s’était arrêté devant le numéro 76 de l’avenue de Flandre. Tandis qu’il attendait avec impatience que son passager s’en aille, Frederiechsen, la main sur la poignée de la portière, avait éclaté d’un rire amer.

— Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ?

Paul avait protesté pour la forme, sans duper son voisin qui avait ricané.

— Non, bien sûr, l’histoire est si incroyable… c’est dommage, vous méritiez d’être prévenu. Je vous ai observé tous les soirs au Bourget.

Frederiechsen s’était mordillé les lèvres puis avait souri.

— J’oubliais. Les journalistes ont besoin de preuves. Que dites-vous de ça ?

L’homme avait enlevé ses lunettes noires. Ses yeux luisaient d’un éclat blanc très vif. Des clés posées sur le tableau de bord s’étaient élevées dans les airs. Le portable de Paul et un paquet de mouchoirs avaient suivi le même chemin. Paul en était resté coi de stupéfaction. Il avait tendu la main vers son téléphone, senti une légère résistance, qui avait cédé d’un coup. Incrédule, il avait examiné l’appareil, puis répondant à un vieux réflexe, avait activé la vidéo. La scène lui avait semblé irréelle. Les objets qui flottaient, immobiles, les yeux étranges de son voisin. Le cœur battant la chamade, il avait bégayé :

— Pour… quoi… vos yeux ?

Frederiechsen n’avait pas cillé, ses traits figés dans un rictus ironique.

— Notre unique faiblesse. Ça et le symbiote de dissimulation…

Le jargon incompréhensible avait rendu Paul muet. Lui, qui avait frôlé la mort à de multiples occasions dans sa vie, se retrouvait cloué à son siège par… comment appeler ce qu’il voyait ? Un surhomme ? Frederiechsen avait haussé les épaules devant son silence. Le trousseau de clés et le paquet de mouchoirs étaient retombés sur le tableau de bord, avant de rebondir et d’achever leur course sur le tapis de sol. Ses yeux avaient repris leur aspect normal.

— Lorsque nous utilisons nos pouvoirs psychiques, télépathie ou télékinésie, nos yeux se recouvrent d’un voile blanc.

Il avait gloussé et ajouté :

— Pour éviter les coups en douce entre nous.
Mais Paul n’avait retenu qu’un mot. Télépathie.
— Vous lisez dans mes pensées ?
— Cela serait tellement plus simple… mais non. L’esprit des humains nous est inaccessible, comme une station de radio mal réglée. Paul n’avait pas osé l’interroger sur ce « nous ». Était-ce les mutants génétiques qu’il avait évoqués au début du trajet ?
— Ce camp de SDF. Pourquoi ?
Le visage de son voisin s’était décomposé, il s’était recroquevillé sur lui-même.

— J’ai fui… j’ai eu peur.

Soudainement, il s’était penché vers Paul, lui soufflant son haleine doucereuse à la figure.

— Les voix… elles reviennent… me torturent… me prédisent que je vais mourir.

Des larmes avaient coulé sur ses joues imberbes, il avait attrapé Paul par la manche de sa veste.

— Dites-moi qu’elles se trompent ! C’est l’humanité qui va périr, pas nous, pas moi. Elle nous l’a promis.

« Elle ? » avait répété Paul. Qui était ce « elle » qui promettait la mort de l’humanité ? Sans un mot, Frederiechsen était sorti de la voiture pour se diriger vers l’immeuble, d’une démarche chancelante.

— Attendez, avait crié Paul par la portière restée ouverte.

Il devait garder le contact avec lui. Fouillant dans ses poches, il avait déniché un vieux ticket de caisse et griffonné son 06 dessus. Frederiechsen patientait sur le trottoir, le regard hagard. Paul lui avait tendu le ticket.

— Appelez-moi quand vous voulez.

Sans un mot, Frederiechsen s’était engouffré sous le porche du numéro 76 après avoir fourré le bout de papier dans sa veste. Les entrailles nouées, Paul s’était réinstallé au volant. Des lumières étaient apparues au troisième étage. D’un geste mécanique, il avait passé une vitesse et démarré. Il n’avait plus qu’une envie. Rentrer chez lui, boire un whisky. Réfléchir à tête reposée sans avoir les mains qui tremblent. Au fond de lui, une petite voix priait pour que cette scène ne soit qu’une vaste supercherie.

Pourtant, le lendemain, il ne savait toujours pas quoi en penser. Alors pourquoi avait-il peur ? Il alluma une cigarette. Des balayeurs en combinaison verte ramassaient des feuilles mortes au niveau du terre-plein central. Paul les dévisagea avec nervosité, mais aucun d’entre eux ne s’intéressa à lui quand il traversa. Trop de stress. Trop de café et pas assez de sommeil. Voilà son problème !

Il avait visionné la vidéo pendant une grande partie de la nuit et avait fini par s’endormir en boule sur son canapé. L’appel de Frederiechsen l’avait arraché d’un rêve terrifiant où tout le monde sauf lui possédait des yeux blancs étincelants. Plusieurs secondes lui avaient été nécessaires pour émerger. D’un ton haché, sourd, Frederiechsen lui avait raconté les voix qui parlaient dans son crâne, qui lui murmuraient des insanités. Il avait gémi qu’ils viendraient le chercher et l’emmèneraient là-bas, qu’il ne reverrait plus jamais le soleil, qu’on le punirait. La communication s’était brutalement interrompue. Paul avait tenté à plusieurs reprises de rappeler, en vain. Seul un message laconique de la boîte vocale lui répondait à chaque essai.

Paul envoya d’une pichenette son mégot dans le caniveau. Il devait résoudre cette affaire. C’était tout sauf un canular. La terreur dans la voix de Frederiechsen n’était pas simulée.

Il attrapa son paquet de cigarettes. Merde ! Vide ! Il le froissa, le lança dans une poubelle. Il n’irait pas loin sans nicotine. L’enseigne d’un bar-tabac devant lui attira son regard. Ce fut à ce moment qu’il aperçut l’homme. Un grand brun avec des lunettes de soleil, nonchalamment adossé à un lampadaire, à une centaine de mètres du numéro 76, en pleine conversation téléphonique. Paul s’arrêta. L’individu – bien que physiquement différent – lui évoqua Frederiechsen dans sa façon de se tenir droit, de paraître plus vivant que les autres. Qu’est-ce qu’il fichait ici ? Était-il là pour Frederiechsen ou… pour lui ? Son cœur s’accéléra d’un coup ; il baissa la tête, rasa les façades des immeubles et se réfugia dans le bar-tabac. Une télé accrochée au-dessus du bar diffusait un match de foot. Deux vieux à casquette sirotaient un verre de vin blanc au fond de la salle. Réfléchir. Agir avec calme. Il se rendit au comptoir, demanda un petit noir, acheta ses cigarettes, ne trouva que l’édition de la veille du Parisien, celle du vingt septembre. Il la prit quand même et s’installa en terrasse. Le patron vint le servir, discuta de la météo et le laissa. L’avenue s’anima, la circulation se densifia progressivement. Paul restait sur ses gardes, mais rien ne se passait. Une boulangerie ouvrit ses portes, l’odeur du pain frais lui rappela qu’il n’avait rien mangé ce matin. Il commanda des viennoiseries.

L’homme au téléphone n’avait pas bougé depuis vingt minutes. Paul s’interrogea sur la conduite à tenir. Attendre ? Rebrousser chemin ? Il n’osait se diriger vers le numéro 76 tant que l’autre surveillait les abords. Il prit un deuxième café, lut les pages sportives, se demanda s’il ne versait pas dans la paranoïa. L’arrivée d’un deuxième individu lui fit reposer la tasse avec fracas sur la table de bistrot. Même maintien, lunettes de soleil sur le nez. Ils bavardèrent, tout en scrutant les alentours, l’air de ne pas y toucher. Leurs regards glissèrent sur lui comme une brûlure. Il inspira un grand coup pour calmer les battements anar – chiques de son cœur. Son voisin l’aida en l’interpellant sur le dernier résultat du PSG. Paul lui montra l’article et conversa avec lui comme s’ils étaient de vieux amis. Il s’interdit de lever la tête pendant cinq longues minutes puis hasarda un regard en coin en direction des deux types. Ils avaient disparu. Peut-être que son imagination lui jouait des tours. Son voisin jeta trois pièces dans la soucoupe avant de se mettre debout. Il l’imita. Ils se serrèrent la main et Paul, le journal sous le bras, remonta l’avenue en sifflotant. 70. 72. Il se força à adopter une allure de promeneur. Tu as tout ton temps, tu es du quartier… En plus, ça soulageait sa jambe douloureuse. 74. Ne pas regarder. 76. Maintenant. Il entrouvrit les doigts, laissa tomber le journal par terre, se baissa. Des pièces roulèrent de la poche de sa veste sur le bitume. Tout en pestant, il les ramassa et s’approcha du porche. Personne à l’intérieur.

— Vous en avez oublié une.

La voix le fit sursauter. Il se retourna et aperçut l’homme aux lunettes de soleil. Incapable d’articuler un quelconque mot de remerciement, il tendit la main et hocha la tête.

— Bonne journée, monsieur.

Était-ce de l’ironie ? Une menace ? Paul retrouva ses réflexes, ceux qui lui avaient sauvé la mise tant de fois. Il jargonna en arabe – son teint mat et ses cheveux noirs bouclés pouvaient induire en erreur sur ses origines – puis tourna le dos à son interlocuteur et poursuivit vers le haut de l’avenue en accentuant sa boiterie. À peine avait-il effectué une dizaine de mètres que son portable vibrait dans sa poche. Un coup d’œil derrière son épaule lui apprit que l’homme téléphonait de nouveau. À lui ? Mais, comment connaissait-il son numéro de… Frederiechsen ? Lui l’avait ! La panique le submergea avant qu’il ne parvienne à la contrôler. Ne pas courir. Garder une démarche décontractée. Il s’engouffra dans la première station de métro. Merde ! C’était Crimée, il n’y passait que la ligne sept. Pas grave, il fallait juste s’éloigner le plus vite possible. Le grondement dans le tunnel lui annonça l’arrivée d’une rame ; il pressa le pas, monta dans un wagon bondé et s’adossa dans un coin. Quand le métro redémarra, il attrapa son portable et consulta sa messagerie. Un appel en absence provenant du téléphone de Frederiechsen. Paul éteignit l’appareil, souleva le cache arrière et ôta la carte SIM. Étaient-ils sur ses traces ? Il examina le plan de la ligne au-dessus de sa tête. Il sortirait à Châtelet. À cette heure-ci, c’était l’enfer. Impossible d’y suivre quelqu’un. Le cœur battant, il tenta de raisonner calmement. Les individus aux lunettes de soleil… ils surveillaient l’appartement. Mieux valait partir du principe que Frederiechsen leur avait tout raconté. Mais ils ignoraient où Paul habitait, non ? Il visualisa son canapé, le tapis oriental au sol, les photos qui jalonnaient les murs de son studio. L’envie de s’y réfugier l’envahit. Non… trop dangereux. Il ne connaissait pas l’étendue des capacités de ces hommes. Inutile de tenter le diable, il devait trouver une autre solution.

***

— Ça fera trois cents, pour une nuit.

Le visage de Paul se crispa tandis que le vieil obèse l’observait d’un air narquois. Une somme pareille pour une piaule minable dans cet hôtel de passe du vingtième arrondissement, c’était un franc foutage de gueule. Mais il n’avait pas le choix. Bon au moins, il y bénéficierait d’une connexion Wi-Fi et… d’une sortie sur l’escalier de secours extérieur. Il tira trois billets de cent de son portefeuille en prenant soin de dissimuler la liasse restante aux yeux porcins de son interlocuteur et attrapa la clé poisseuse où était gravé le chiffre cinq cent un. Il gravit l’escalier après que le gardien lui eut déconseillé l’ascenseur.

La chambre se révéla miteuse à souhait, comme il s’y attendait. Meubles défraîchis des années soixante, moquette murale marron et linoléum gris foncé percé d’une multitude de trous de cigarettes. Une odeur de tabac froid et de graillon flottait dans l’atmosphère. Il ouvrit, pour aérer, l’unique fenêtre de la pièce qui donnait sur le cimetière du Père-Lachaise. La vue des chênes centenaires l’apaisa momentanément. L’impression d’être surveillé ne l’avait pas quitté depuis la sortie du métro. Les regards des passants lui avaient paru suspicieux, pourtant il n’avait croisé que la faune habituelle d’une fin de matinée : des mères de famille, des touristes ou des livreurs. Une mendiante à l’accent guttural l’avait même fait sursauter et il en avait lâché ses courses. Savon, brosse à dents et dentifrice avaient roulé jusqu’au caniveau.

Il tourna le dos à la fenêtre, sortit son ordinateur de son sac, le posa sur une table branlante et l’alluma. Le temps passé dans le métro lui avait permis de réfléchir à la situation. Ces mecs ne cesseraient de le pourchasser, c’était certain. Sa première idée avait été de se débarrasser de la vidéo, avant que ses réflexes de journaliste ne reprennent le dessus. Impossible de garder un secret aussi brûlant pour soi : il devait le partager avec le monde entier, créer le buzz. Avec un peu de chance, la vidéo garantirait ainsi sa survie. S’il la postait sur sa page Facebook ? Ou s’il la mettait en ligne sur YouTube ? Il tambourina nerveusement sur la table. Le risque était trop grand qu’elle passe inaperçue auprès de ses contemporains gavés d’effets spéciaux. Seule solution : qu’un professionnel en bidouillage informatique l’authentifie. Matthews. Le pseudonyme sonna comme une évidence. Il appartenait à un hacker qu’il avait interviewé des années auparavant. Ils étaient restés en contact depuis. Matthews vérifierait l’authenticité vidéo et l’enverrait ensuite à tout son réseau sur le Web. Elle deviendrait en peu de temps virale. Paul soupira de soulagement. C’était la meilleure des solutions.

Il attrapa une nouvelle cigarette – il fumait trop ! –, l’alluma et repoussa sa chaise d’un mouvement brusque. La distance physique avec l’écran l’aiderait à prendre du recul. Il rongea avec nervosité l’ongle de son auriculaire. Est-ce que partager la vidéo le protégerait de ces types ? Il tira une longue bouffée. Putain ! Il devait se décider, ça faisait une bonne demi-heure qu’il tergiversait. Il écrasa sa cigarette dans le cendrier débordant de mégots, hésita puis appuya sur le bouton envoyer. Le message, chiffré par Tor, transiterait par plusieurs serveurs cachés avant d’être distribué sur une boîte mail anonymisée de Matthews. Petite cerise sur le gâteau, il avait programmé un mail en copie retardée à des journalistes du monde entier. Dans sept jours, sauf intervention du hacker, ils recevraient le message, la pièce jointe et les clés de chiffrement. Une garantie au cas où il arriverait quelque chose à Matthews. En attendant, Paul se mettrait gentiment au vert. La Normandie à l’automne le tentait bien. Il afficha une nouvelle page Web. Un gîte perdu dans l’Orne lui conviendrait. Tiens, près de Mortagne-au-Perche.

Un bruit soudain de tôle froissée lui parvint de la rue. Il se figea puis se détendit. Un accident de voiture, rien de plus. Des invectives volèrent en italien et en français. Intrigué, il se dirigea vers la fenêtre. Dix mètres plus bas, une Audi avait embouti l’arrière d’une vieille Fiat dont le parechoc à moitié décroché traînait sur la chaussée. Un homme et une femme se hurlaient dessus. Des têtes apparurent sur sa droite et à l’étage du dessous. Les voisins venaient aux nouvelles. Il observa les deux conducteurs s’insulter. Peut-être devrait-il filmer au cas où ça dégénérerait ? Il porta la main à son pantalon avant de se rappeler que l’appareil se trouvait en pièces détachées à côté de son ordinateur. La peur – oubliée un instant – resurgit. Une cigarette… il lui fallait une cigarette ! Il se retourna pour attraper son paquet sur la table et s’arrêta net. Une jeune femme à la peau brune et aux cheveux noirs l’examinait depuis l’encoignure de la porte d’entrée, un sac à dos à ses pieds. Son cœur marqua une brutale embardée. Comment était-elle entrée ? Il avait poussé le verrou, il en était certain.

— Que faites-vous ici ?

Les lèvres charnues et rouges de l’intruse esquissèrent un sourire ; ses yeux d’un noir de jais se recouvrirent d’une taie blanchâtre. Comme ceux de Frederiechsen dans la voiture. Mon Dieu… ils l’avaient retrouvé ! Paul ouvrit la bouche, essaya de crier, en vain. Un étau lui bloquait la gorge. Il parvenait à peine à respirer. Ses bras étaient paralysés. Ses jambes aussi. Une mauvaise sueur trempa son tee-shirt en quelques secondes.

— Restez calme, monsieur Grüngrass. Votre vie n’est pas en danger.

Elle referma la fenêtre et descendit le volet roulant. La pénombre envahit la chambre. Elle revint vers son sac à dos, en retira un objet rond et se glissa derrière lui. Son souffle tiède chatouilla la nuque de Paul, ses doigts s’attardèrent sur ses épaules puis sur ses bras qu’elle tordit en arrière. Un cri muet de douleur se coinça dans sa gorge. Un claquement sec sonna à ses oreilles. Elle utilisait du chatterton pour ligoter ses poignets. Puis elle s’attaqua à ses chevilles. Un frisson de terreur lui parcourut l’échine. Qu’allait-elle faire de lui ? Elle réapparut dans son champ de vision et le bâillonna avec un morceau de ruban adhésif. Il faillit vomir à cause de l’odeur chimique et de l’amertume de la colle.

— Vous serez plus à l’aise allongé, commenta la jeune femme.

Les pieds de Paul se soulevèrent de quelques centimètres du sol puis une poussée dans ses reins le propulsa vers le lit. Il s’y étala sans douceur sur le ventre avant qu’une poigne invisible le retourne sur le dos. Il fut à deux doigts de se pisser dessus. Pourquoi avait-il accepté de raccompagner Frederiechsen à son appart ? Il se mordit violemment l’intérieur de la bouche. La douleur, le goût salé du sang l’aidèrent à se reprendre.

Analyse la situation. Apprends. La jeune femme alluma le plafonnier et fouilla la pièce, sans plus se soucier de lui. Elle ouvrit les placards, les tiroirs et fouilla son sac. Elle en extirpa ses carnets et les lut rapidement. Une pro. Tenue passe-partout, mais adaptée à l’action. Gants pour ne pas laisser d’empreintes. Gestes brefs, efficaces. Un soldat doué de pouvoirs psychiques. « Nous », avait dit Frederiechsen. Une armée de télékinésistes capables de réduire à l’impuissance n’importe qui. Une vague de panique lui souleva l’estomac. Non, ne pas craquer. Respirer doucement, garder la maîtrise de ses émotions, comme il l’avait appris en Irak ou en Syrie. Elle l’avait assuré que sa vie n’était pas en danger… même s’il ne la croyait pas.

Un homme entra. Un de ceux de l’avenue de Flandre. Il enleva ses lunettes de soleil. Ses yeux lui parurent normaux. Il s’installa devant l’ordinateur. Paul déglutit avec difficulté, tant sa bouche était sèche. La femme palpa la veste qu’il avait laissée sur la chaise et en sortit une pièce de monnaie. Était-ce celle qu’on lui avait rendue devant chez Frederiechsen ? Avait-il ainsi permis à ces types de le retrouver ? Il s’était fait avoir comme un bleu ! L’homme brancha un boîtier noir sur l’ordinateur de Paul. « Pour casser mes codes», comprit-il. Est-ce qu’ils étaient au courant pour la vidéo ? La peur revint, lui noua les entrailles. La jeune femme réinséra la carte SIM dans son téléphone, ses yeux s’illuminèrent et elle fit défiler les informations sur l’écran. Il n’osait la lâcher du regard, tétanisé. Elle afficha une moue que, dans d’autres circonstances, il aurait estimée attirante. Puis son visage se décomposa. Un « hijo de puta !» fusa de ses belles lèvres. Son compagnon tourna la tête vers elle, perplexe. Elle brandit l’appareil, les doigts crispés autour de la coque.

— Il a filmé Frederiechsen. Cherche la vidéo sur son ordinateur.

Paul ferma les yeux. La vidéo. Elle ne savait pas. Est-ce qu’ils allaient le tuer ? Ou pire ? Stop. Bloquer les images qui se succédaient dans son esprit. Il les entendit chuchoter et un « bull shit» retentissant claqua à ses oreilles. La jeune femme intervint d’une voix grave.

— Non, pas le maître. Il est occupé. Appelle Tariq.

Paul rouvrit les yeux, hagard. Elle se tenait face à lui. Son regard froid le transperça. Elle posa une mallette marron sur le lit, à côté de sa tête et la déverrouilla. Du matériel d’injection. De l’alcool. Des ampoules remplies de liquide incolore, rosé ou opalescent. La jeune femme en choisit une, en aspira le contenu avec une seringue hypo- dermique. Il voulut se débattre, échoua ; son pantalon glissa vers ses genoux, son caleçon suivit le même chemin. Son cœur s’accéléra. Sa respiration devint hachée. Il sentit le froid du désinfectant au niveau du pli de l’aine puis celui de l’aiguille pénétrant sa peau.

— Calmez-vous, murmura-t-elle.

Elle retira l’aiguille, nettoya le point de ponction avec une compresse et rangea son matériel avec soin. Sa main droite vint caresser le front de Paul en sueur ; elle arracha d’un mouvement sec le chatterton qui le bâillonnait.

— Maintenant, vous allez tout nous raconter, monsieur Grüngrass. À qui avez-vous envoyé cette vidéo ?

Des larmes coulèrent sur les joues de Paul. Il avait tellement envie de tout lui expliquer.